Thierry LE MOIGN

L’Enlèvement des Sabines

1985 | Photographie noir et blanc | 24 x 30 cm (encadrée) | P62

J’avais à une époque le projet de me faire tatouer un minuscule dragon rouge à mi-chemin du sommet de l’épaule gauche. Mais j’avais lu quelque part que, parfois, l’encre des tatouages empoisonnait le sang et que des Japonais étaient morts pour avoir voulu faire de leur corps une calligraphie mouvante : j’y avais vu une illustration, terrifiante d’être passée du côté du réel, de l’allégorie kafkaïenne de La Colonie Pénitentiaire : les délinquants y sont soumis à l’action d’une  étonnante machine, qui grave la Loi sur leur dos jusqu’à ce que mort s’ensuive. Probablement Kafka ne pensait-il qu’assez peu au tatouage, et les ravages causés par la seul loi du langage sont-ils infiniment plus grands dans les corps que ceux des aiguilles d’un artisan des bas-fonds de Hong- Kong ou d’Amsterdam. Pourtant, j’ai hésité, et je ne suis toujours pas tatoué. Mais le geste de l’écriture sur la peau n’a rien perdu de son pouvoir de fascination. Et celui de Thierry Le Moign tout particulièrement, qui substitue à l’agressivité du poinçon et à l’irrémédiable du tatouage la caresse du pinceau, l’éphémère de la peinture et du constat photographique. A la question banale mais inévitable – lors de la première visite d’atelier – du pourquoi faite-vous ça (pourquoi des textes peints sur des corps plutôt que l’écriture sur papier, pourquoi photographier ces textes et leurs supports plutôt que les imprimer, etc.…) Thierry Le Moign avait assez justement répondu que l’écriture était pour lui un geste de séduction (« amour de lecteurs » écrivait magnifiquement Francis Ponge) et qu’il avait quelque peine à imaginer que cette séduction s’exerce dans l’absence du référent propre au mécanisme du langage, c’est-à-dire dans l’absence du corps, du souffle, de l’épiderme. Ses phonographies sont une manière perverse d’essayer d’échapper à cette tyranie de la langue que stigmatise la Machine de La Colonie Pénitentiaire : on sait qu’il n’y a d’autre issue à cette tyranie que la folie ou, peut-être, ce que nos sociétés regroupent sous la rubrique : art. Toutes les postures du corps pris dans le désir séduire y son envisagées : complices (c’est gur la vie dit la comtesse »), où se dérobant (« je bricole sur sa peau pendant qu’elle se penche sur le journal »), provocantes (« des maris veulent me faire ma fête »), contradictoires (« se mette dans la peaux de ses peaux»), masculines ou féminines… comme si Thierry Le Moign tentait d’exacerber cette fonction du langage que Roman Jakobson appelle phatique, qui ne se résume pas à la communication d’un message mais à l’établissement d’un rapport entre les interlocuteurs, qui peut être d’autorité, de courtoisie – ou de séduction. Il s’agit d’une tentative on ne sort pas de la Loi – Bataille nous rappelle même qu’elle est là pour que la transgression soit possible. Mais il revient à l’art de nous indiquer des perspectives, quelque chose comme une issue refermée aussitôt qu’entrevue. Les calligrammes de Thierry Le Moign esquissent, comme sans en prendre réellement conscience, un rapprochement de ces antagonistes séculaires que le corps et l’écrit.

Didier SEMIN Catalogue de l’exposition au musée de l’abbaye de Sainte Croix aux Sables d’Olonne

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