La Jambe au lever

Dans son ouvrage le plus célèbre, La Pensée visuelle, paru en 1969, le psychologue et théoricien de l’art allemand Rudolf Arnheim raconte qu’il avait un jour donné à ses étudiants un exercice : figurer dans un dessin la représentation qu’ils se faisaient du temps. Il y reproduisit les devoirs rendus, surprenants. Certains élèves se représentaient le temps comme une ligne en zigzags allant de la gauche vers la droite, comme du passé vers
le futur, vision à l’évidence dictée par l’écriture alphabétique en caractères latins. D’autres figuraient passé, présent et futur comme trois magmas,
inégalement chaotiques, juxtaposés. Un autre graphique, improbable, faisait évoluer le temps du bas vers le haut, comme une sorte de radis plongeant ses radicelles dans le passé et le futur s’épanouissant en feuillage.
L’estampe d’Io Burgard est un quasi-diagramme où l’on pourrait reconnaître l’influence d’Arnheim, un « avant » sous la forme d’un volume bleu
biomorphe, un « après » sous les traits d’un plastron ovoïde vert anis, entités qu’unissent une jambe stylisée qui fait mine d’amorcer un pas
et de mystérieux bras abstraits qui semblent chercher une étreinte…

Lectrice passionnée, Io Burgard se plonge aussi bien dans les écrits de René Daumal ou de Rudyard Kipling que dans la littérature contemporaine,
les auteurs de science-fiction. Et lorsqu’on l’interroge sur le titre de son œuvre, La Jambe au lever, l’artiste dit s’être inspirée d’Ursula K. Le Guin et en particulier du roman L’Autre Côté du rêve, récit d’un homme qui découvre à son réveil que certains de ses rêves se sont incarnés et ont changé le monde. Peu de risque de se tromper en tout cas si l’on voit dans sa lithographie une matérialisation à la fois inquiète et optimiste de la vision du temps, que la génération d’Io Burgard essaie de construire sur les ruines léguées par les générations précédentes.